Nous sommes les enfants de la nuit et du jour,
nés dans le lit sableux d’une rivière sèche…`
une épée au fourreau et le front sous un chèche
nous explorons le monde au dos d’un Amadjour.
Nous sommes les enfants du ciel et des étoiles,
repères éternels du globe en mouvement…
nous nous orientons avec le firmament
quand il faut déplacer le campement de toiles.
Semblable à la gazelle errant avec ses faons
depuis l’aube des temps dans le Sahara fauve,
notre âme vagabonde… une atmosphère mauve
règne dans ce désert : nous sommes ses enfants.
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Nous sommes les enfants de l’ombre et du gravier,
depuis la nuit des temps nous poussons notre pierre
à travers l’ouragan, la brume et la poussière…
nos guides sont Orion, la Vierge et le Bouvier.
Nous sommes les enfants de la désolation,
rien n’est plus beau pour nous que cet horizon vide !
Nous l’appelons « Esuf »… dans ce néant réside
une foule d’esprits qui forme une nation :
le clan des morts guidé par Tiski notre Ancêtre,
la société des djinns et l’essaim des démons,
la tribu des défunts récents que nous aimons
et celle des anciens qui vont bientôt renaître.
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Pareils à la chamelle et à ses chamelons
franchissant pas à pas la dune granuleuse,
nous roulons notre bosse… une eau miraculeuse
s’écoule quelque part : c’est là que nous allons.
Nous sommes les enfants de l’univers entier,
de l’oasis, de l’oued, du mont et de la mare…
n’ayant pas de bateau nous n’avons pas d’amarre
et dans l’immensité nous frayons un sentier.
Rien ne peut nous fixer, rien ne peut nous enclore,
Nous sommes les enfants de l’entier univers !
Le cercle du cosmos tourne dans nos yeux verts
continuellement… pourquoi vouloir les clore ?
Nous nous émerveillons devant tout ce qui luit,
devant tout ce qui bruit, devant tout ce qui tremble…
l’agneau qui vient de naître, étonné, nous ressemble…
nous sommes les enfants du jour et de la nuit.
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Partout, l’Homme a suivi des savants, des prophètes
qui ont enraciné sa civilisation,
précipitant par là sa fossilisation…
nous, enfants du départ, nous suivons des poètes :
nos mères racontant toujours en métaphore
le monde à leurs enfants, nos lettrés récitant
le Livre à tout le clan, et nos amants chantant,
le cœur ivre ou brisé comme une vieille amphore.
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Esclaves de la braise et maîtres de la cendre,
nous cuisons notre pain sous le charbon ardent
et bouillons notre thé sur le feu, regardant
les flammèches jaillir, monter puis redescendre…
rien n’est plus mystérieux que ce puits d’étincelles,
pour nous… il en vomit comme il en engloutit !
Si le forgeron crée une arme ou un outil
c’est grâce à son pouvoir ! Nous n’avons ni parcelles,
ni barrières, ni murs, ni bornes, ni cadastres…
nous ignorons le sens du mot « propriété »…
rien ne nous appartient hormis l’aube et l’été
et ce que nous savons nous le tenons des astres.
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De culture animiste à peine mâtinée
d’Islam, nous vénérons les cris des grains meulés
les chants du vent, les pleurs de l’eau… nous sommes les
dévots du crépuscule et de la matinée…
pour nous tout est vivant, les troncs, l’herbe, les pierres :
la nature c’est Dieu, nous observons ses lois !
Dans nos songes le soir nous entendons sa voix
quand la fatigue a clos malgré nous nos paupières :
« Voyageurs, chaque obstacle a un sens sur la route,
chaque épreuve a un but sous le ciel vaporeux :
si l’eau fuit constamment dans le sable poreux,
c’est pour que vous sachiez la valeur d’une goutte.
Si l’oasis rêvée est si loin et si rare,
c’est pour que vous puissiez savourer chaque arrêt.
Si sur votre trajet un chemin est barré,
c’est pour vous faire suivre une autre trajectoire.
Si la cueillette est maigre et la chasse incertaine,
c’est pour vous rappeler l’heur d’avoir un troupeau.
Si le soleil vous brûle incessamment la peau,
c’est pour que vous sentiez votre faiblesse humaine.
Et si le sirocco démolit vos abris
de paille, de tissu, de branchage et d’écorce,
c’est pour vous révéler votre plus grande force :
partir, en ne laissant que d’infimes débris… »
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Nous sommes les enfants du sable et de l’espace
heureux, rassérénés et confiants désormais
car nous avons compris que personne jamais
ne nous empêchera d’être un peuple qui passe.
Simon Ferandou, poème inspiré par son œuvre Le Tarot des croix du Sud publiée aux Éditions Grancher en novembre 2022.